À l’intersection des dimensions

20 juin 2016

Illustration par Hollis Brown

Illustration par Hollis Brown

Lundi, 20 juin.
​Ça progresse. Ça avance à pas de géants.

J'ai installé les équipements de la VIVE dans le Tech Lab vendredi dernier. J'ai fait fonctionné le volume de réalité virtuelle le lendemain et j'ai commencé à pouvoir manipuler des objets. Je prends un cube, par terre. Je le lance dans les airs. Je le rattrape de l'autre main.

J'ai aussi importé le modèle de femme de mes trois grâces dans la réalité virtuelle. Grandeur nature, avec les effets de lumière que j'y ai mis, sa présence surprend. Mon but était de la manipuler tel une marionnette. Je n'ai cependant pas encore réussi : il semble que le type d'objets dont son squelette est constitué (des "bones" exportés d'un logiciel "x") ne soient pas compatible avec le script de manipulation que j'utilise en réalité virtuelle.

Toutefois, bien que je ne puisse pas saisir les membres de ce personnage pour les bouger, il m'est tout de même possible de les rendre "collisionnables" et de les pousser avec un autre objet "collisionnable". J'ai fait des tests avec un cube. Je ramasse le cube par terre, et je l'utilise pour pousser le bras du personnage, ou sa tête, ou son bassin. Les résultats sont ahurissants. Perturbants. La femme se tord et se plie de toutes sortes de manières exprimant un manque total de contrôle sur son propre corps, à la merci de mon cube. Elle projette l'image d'une insupportable torture. Sa bouche s'ouvre comme si elle criait. Elle tremble de manière frénétique sous l'effet des imprécisions de calculs automatisés de ses articulations. Et pour accentuer l'effet de sa présence, j'ai contraint ses yeux de sorte à les faire suivre la caméra du regard. Ainsi, elle nous regarde toujours droit dans les yeux. Sauf lorsque sa tête est trop tordue pour nous garder à l'oeil. Suffit alors qu'on se déplace pour qu'elle nous retrace du regard. L'effet est lugubre.

Tout le monde dans le labo en a fait l'expérience. Tout en riant, chacun et chacune a aussi ressenti un immense inconfort. Un réel dégout. Et une vive impression de tortionnaire. J'ai continué les tests toute la journée aujourd'hui, tentant d'attraper les membres du personnage au lieu de ne la pousser qu'avec un cube. C'est pendant ces tests que j'ai fait l'expérience pour la première fois de la superposition des dimensions.

Ôte le casque - Remet le casque.
Retrouve le personnage dans son univers sombre - Revient dans le labo éclairé avec les collègues.
Retourne dans le monde virtuel sans collègues, mais leurs voix se font toujours entendre
Revient dans le monde réel, et ce cube que je tenais a disparu. 
Ôte le casque - remet le casque - Ôte - remet - Ôte - remet...
À force d'alterner entre les deux réalités, une chose bien étrange se produit :je sens le spectre du personnage, à 1m de moi, même dans la réalité. Chaque fois que je retire le casque, je suis surpris, pour un court instant, de voir que je ne tiens aucun cube (alors que j'en avait un dans la main, juste avant).

Une fraction de seconde toute nouvelle commence à apparaitre à chaque fois que je sors de la réalité virtuelle. Un espace-temps mitoyen entre les dimensions. L'instant ou je flotte entre deux espaces. Ce sas spatiotemporel ne dure que le temps d'un clin d'oeil.

En plus de ressentir cet étrange choc lorsque je passe d'une réalité à l'autre, je perçois peu à peu l'écho de chacune des dimensions dans son pendant respectif : lorsque je suis dans le réel, je sais qu'un autre espace existe, superposé au labo, exactement au même lieu et au même temps, mais que seul moi connait. Je sens d'une manière étrange le spectre du personnage se tenant à 1m de moi, même si je n'ai pas le casque sur la tête.  Il est là. Virtuellement.  Quand je suis dans la réalité virtuelle, je sais que des bureaux se trouvent tout autour de moi (et que je me cognerai si je m'éloigne trop). Je ne les vois pas, mais je sais qu'ils sont là. Ils sont dans une couche palpable de réalité, dans une dimension que je ne vois pas mais que je sais présente. J'entends d'ailleurs les voix de mes collègues, preuve qu'ils existent même si je ne les vois pas et ne peut interagir avec eux. De la même manière, le cube qui jonche le sol dans la réalité virtuelle me renvoie son Écho même lorsque je suis dans le réel. Mais c'est "physiquement" que je le ressens.

Bien-sûr, je sais que tout ça n'existe pas et qu'aucune dimension parallèle n'est superposée au labo où je me trouve. Mais mes sens sont bernés. L'immersion provoquée par la simulation de ce dispositif a des effets que je n'avais pas soupçonnés.

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